Zikr Qâdirî Khâlwatî
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Zikr Qâdirî Khâlwatî
Zikr Qâdirî Khâlwatî de la Zâwiya Hilaliya à Alep
Chanteurs :
Muhammad Hakim (chantre principal), Abdullah Rihawi, Abdurahman Halak, Ahmad Machal, Muhannad Alwan, Ahmad Moslemani, Bakri Basal, Abdulhadi Kasara, Omar Shaban Hosayn, Ibrahim Karman.
Cette analyse propose de commenter l’extrait d’une cérémonie de zikr (ou dhikr) mené par la confrérie Hilaliya d’Alep. Le déroulement modal, mélodique et rythmique est soutenu par une gestion particulière de la vitesse et de l’intensité.
Disque Chant soufi de Syrie. Dhikr qâdirî khâlwatî de la Zâwiya Hilaliya, Alep, Inédit/Maison des Cultures du Monde, 2002 (piste 1). Enregistré le 22 mars 2001 à la Maison des Cultures du Monde (Théâtre de l’Alliance Française), Paris. © Maison des Cultures du Monde
Le zikr : la maîtrise de la vitesse et de la forme
Modalité et tonalité
La modalité est la matière première du chant, en ce qu’il est basé sur des modes et non des notes. On part ainsi d’un accord horizontal et non vertical, et le mode n’est pas l’octave. Pour le dire autrement, le langage musical de la modalité, utilisé ici, est symbolique et non pas alphabétique (comme dans le cas de la musique tonale). Cela correspond plus largement à la conception et à la pratique du récit dans la culture de l’Islam.
De façon générale, on pourrait dire que ce qui est modal est le chant, et qu’à partir du moment où intervient un instrument, on entre déjà dans le tonal, dans une verticalité. Mais il n’y a pas de frontière hermétique entre tonalité et modalité, et toute musique emprunte à la fois aux univers de la modalité et de la tonalité, l’un ou l’autre étant plus ou moins dégradé.
C’est pourquoi il n’existe pas d’explication figée au rapport entre tonalité et modalité. La tonalité évoque à mon sens la technologie par excellence, quelque chose très métallique, quelque chose qui coupe, qui tranche, comme une lame de rasoir. La modalité est au contraire organique, un organisme vivant qui fermente, bouillonne, se développe. Entre ces deux extrêmes, de l’un à l’autre, toutes les possibilités existent.
Le zikr ou la maîtrise de la vitesse et de la forme
Le raïs (chef, chanteur principal) doit contrôler les trois paramètres de base :
- vitesse
- tonalité
- intensité
Les trois paramètres sont contrôlés séparément. Pour ce faire, la notion d’équilibre, en relation avec celle de la conception du monde, est très importante. Ainsi, ces trois paramètres ne doivent jamais fonctionner dans le même sens. Il y a toujours un ou deux paramètres qui contrarient les autres.
C’est ce qui fait la spécificité de ce type d’interprétation, contrairement à des pratiques très répandues dans le monde où plus le jeu va vers l’aigu, plus il va vite et fort. Ici, on peut chanter bas mais fort.
Il s’agit ainsi de séparer les sens, ce qui donne 9 possibilités d’interprétation en fonction de la façon dont ces trois paramètres sont équilibrés les uns par rapport aux autres.
Vitesse, tonalité, intensité dans le zikr, par Fawaz Baker. © Drom, 2020
Les autres paramètres que doit contrôler le raïs sont les suivants :
- les paroles
- la mélodie
- l’interprétation
- les mouvements corporels.
L’agencement simultané de ces différents paramètres peut être lu et analysé sur ce schéma d’analyse numérique et de représentation graphique du déroulement musical du zikr que j’ai conçu et que je souhaite commenter :
(à afficher en grand et zoomer pour voir les détails)
Analyse du déroulement du zikr
Commentaire du schéma d'analyse numérique, par Fawaz Baker. © Drom, 2020
Parcours mélodique et modalité
Le raïs commence son chant en tonalité de ré, à l’octave basse. Le volume est bas. L’assemblée reprend dans cette même première tonalité basse.
Puis le chant évolue à la tierce : sib puis sol.
Le maître réalise ensuite une progression chromatique : tout au long de la cérémonie, il change 6 fois de tonique (do ré mi fa# lab sib do) et se retrouve à l’octave à la fin de l’extrait.
Cette ascension se nomme taraqeh. Tout en montant, le maître baisse le volume du chant et en change la vitesse. La vitesse est divisée par deux, et la tonique est aussi divisée par deux.
Le dessin ci-dessous montre l'évolution parallèle de ces différents paramètres musicaux :
Progression du zikr
Le raïs lance ainsi l’assemblée et dès que celle-ci est dans la tonalité, il entame son improvisation.
Chaque cycle rythmique est composé d’une formule, ou phrase, qui est répétée : elle tient le rythme de chaque partie. La mesure du temps s’effectue dans un rapport entre l’oreille et l’œil, l’ouïe et la vision.
A chaque moment du rituel correspond un mode, les différents moments étant appelés qismeh (« division, portion »). Des emprunts mélodiques au répertoire contemporain sont possibles si la mélodie est jugée « belle » ; on y ajoute alors les paroles en fonction des textes proposés par le raïs et la communauté.
Le raïs assume, par son chant, un rôle de transmetteur de la musique et des poèmes.
Mais le propre du rituel est aussi de constituer un moment d’invention collective, ce qui passe en particulier par la gestion particulière de la vitesse et de l’intensité.
La vitesse et la progression du tempo
C’est le raïs qui définit le tempo. Le chef du cercle (halqah : cercle, anneau), qui se tient derrière le raïs, maintient le tempo en tapant sur le dos de son poing. La vitesse n’est jamais constante, elle est dynamique. Elle est souvent ascendante-descendante, mais beaucoup plus rarement syncopée. Les mouvements du tempo et de la vitesse sont le plus souvent progressifs, sans rupture.
Généralement, quand on augmente la vitesse, il est d’usage d’augmenter le volume. Or c’est l’effet inverse qui est recherché dans l’interprétation de ce rituel. La vitesse est à 33 bpm au début : cette base de départ correspond à la moitié du rythme cardiaque du raïs (estimé à environ 66). La vitesse passe ensuite à 56 bpm. Cette montée de vitesse progressive conduira, à la fin de l’extrait, à une vitesse de 132 bpm. Cette progression est réalisée de manière intuitive.
La pensée de l'intensité et du volume: le zikr au contraire de l'interprétation
Plus on est grand, plus il faut être modeste. Un cyprès, plus il est haut et plus il penche la tête. Quand on est grand, plus il faut être modeste. Ainsi, quand on augmente la vitesse, on ne monte pas le son afin d’éviter l’incitation aux applaudissements. Il ne faut pas être dans l’interprétation, mais dans la médiation. L’humilité fait partie de cette notion du sacré.
Pour le dire autrement, dans l’espace-temps du zikr : l’important est d’apporter des questions et non des réponses. Cela n’est pas une scène où un chanteur peut se conduire en star : il n’est pas possible de se tenir droit comme une star – on est plutôt à l’image du cyprès. Dans le zikr, plus un chanteur sait, plus il aide – à l’inverse du contexte scénique où plus un musicien sait, plus il se met en avant. Ici, ce qui importe est la responsabilité, et non l’intérêt personnel, et la frustration de la scène n’existe pas, car on n’est pas dans de l’interprétation.
La gestion du rythme
La notion de rythme est exprimée par le terme de lafuz : cycle rythmique, qui renvoie à la prononciation et à la prosodie. Mais le rythme lors du zikr est aussi mené en accord avec les corps.
Les mouvements des participants effectués durant la cérémonie accompagnent la musique. Ainsi le chant se nourrit de cet élan corporel pour marquer les temps.
Trois rythmes sont pris en compte : le cœur, la respiration, et le mouvement (marche).
Rythme, cycle, temps dans le zikr, par Fawaz Baker. © Drom, 2020
Pour chaque fasil, le mouvement change en fonction du rythme. On note ainsi la présence d’une polyrythmie continue.
Le rythme se décompose en cycles de 9 temps qui peuvent être simplifiés au possible pour les rendre accessibles.
On retrouve une alternance entre temps forts, temps faibles et silences :
- Dum : temps fort, représenté ici par ꓳ
- Es : silence (pas de signe)
- Tak : temps faible, représenté par ─
Par exemple, pour un cycle rythmique de 9 temps :
D’autres configurations de cycle rythmique peuvent d'ailleurs, pour d'autres musiques, être représentées de la même manière :
Poésie, rythme et chant du zikr
Un autre niveau de complexité tient au fait que la poésie est inhérente à la rythmique. Ainsi influence-t-elle cette division du temps.
Poésie, rythme et chant, par Fawaz Baker. © Drom, 2020
En ce qui concerne la difficulté rythmique, la simplification est de rigueur afin de rendre accessible à tous les répertoires. Il s’agit donc de simplifier un rythme, qui deviendra populaire, même si, à la base, ce dernier est composé de façon plus complexe.
Dans la pratique du zikr, en contexte sacré, les cycles rythmiques complexes de la musique profane sont ramenés à des rythmes binaires ou ternaires. En effet, dans le contexte de zikr, il faut pouvoir contrôler la vitesse et la tonalité (et les autres paramètres) qui déterminent le rituel, ce qui nécessite une simplicité rythmique.
De même, la pratique des maqâms dans le zikr n’est pas celle de la complexité des modes. Il ne s’agit pas non plus d’aller vers une pratique virtuose, qui serait ingérable à 500 chanteurs (lorsque les participants au zikr sont nombreux). Par contre, l’habileté reste l’un des critères fondamentaux du chant.
La volonté de cette pratique est d’aller vers l’essence : la virtuosité et le talent sont ici dans le contrôle d’une pratique collective tendant vers cette essence.