Skolvan
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Skolvan
Deux versions d'un chant - la gwerz de Skolvan -, chantés en langue bretonne (cornouaillais) sur la même ligne mélodique par Madame Bertrand, sont ici présentées et étudiées. Les enregistrements ont été effectués par Claudine Mazéas, le premier (oeuvre 1) en 1959 à Canihuel chez Madame Bertrand, le second (oeuvre 2) à Saint-Nicolas-du-Pélem à La Piscine, le bar-piscine tenu par son fils Guillaume, à une date inconnue.
En "miroir" est présentée une analyse plus succincte de deux interprétations de la gwerz de Sulian, l'une par Madame Delaure et collectée par Yann-Fañch Kemener, l'autre par moi-même et l'ensemble polyphonique de Mallakastër.
D'autres enregistrements de ces deux gwerz, collectés auprès d’autres interprètes du XXème siècle ou bien interprétés par des artistes contemporains, complètent cette étude.
Oeuvre 1: Gwerz de Skolvan, interprétée par Madame Bertrand. Enregistré chez elle à Canihuel le 18 janvier 1959 par Claudine Mazéas. Avec l'aimable autorisation de Dastum.
Contexte historique, social et musical
Qu'est-ce que la gwerz de Skolvan ?
Qu’est ce qu’une gwerz ?
Le terme gwerz (qui est masculin ou féminin selon les auteurs, j’ai choisi le féminin) me semble difficile à traduire. Il vient du moyen breton guers, qui vient lui-même du latin versus : “vers, sillon, ligne d’écriture”.
Le sens de gwerz se rapproche du français “complainte”, notamment par le fait que les formes changent. En outre les cultures populaires bretonne et francophone ont créé depuis le 19ème siècle des gwerzioù, ou complaintes moralistes, qui décrivent des faits divers.
L’une des différences entre la complainte et la gwerz est souvent la longueur de l’oeuvre, et la profusion de détails et de références locales que l’on trouve dans une gwerz, même dans le cas de mythe transculturels. Orphée habitait à 5 km de chez vous et vous pouvez croiser ses descendants, vos parents ont pu le connaître.
Marie Cann, madame Kerjean, l'épouse de mon maître Manuel, me disait que dans certains dialectes du nord-ouest du Morbihan, gwerz pouvait signifier “nouvelle” au sens de l’anglais news (keloù en breton).
C’est sans nul doute François-Marie Luzel (1971 [1868-1890]), collecteur du 19ème siècle, qui a défini par l'exemple le concept de gwerzioù et sonioù :
“Les Gwerziou comprennent les chansons épiques, qui peuvent se subdiviser en : chansons historiques, chansons légendaires, chansons merveilleuses ou fantastiques, et chansons anecdotiques. Les Soniou c’est la poésie lyrique. [...] les chansons d’amour, les chansons de Kloers ou clercs [...] les chansons satiriques et comiques, les chansons de noces et de coutumes, etc. Il faut y ajouter les chansons d’enfants les chansons de danse, rondes, jabadao, passepieds, etc.”.
Selon Eva Guillorel (2010), la complainte et la plainte sont des « [...] pièces longues qui décrivent des faits divers tragiques à caractère local, qui montrent un important souci du détail dans les situations décrites et qui rapportent généralement avec une grande fiabilité le souvenir de noms précis de lieux et de personnes [...] ».
Dans une gwerz, davantage que la conformité historique, la trame narrative doit parler à l'auditeur directement, pour qu'il puisse ressentir des émotions ou faire un parallèle avec sa vie. Donatien Laurent rappelle, dans son étude sur La gwerz de Skolan, toute l’importance du rôle joué par « cette vérité à deux faces – vérité d’expérience et vérité des sentiments – qui est le principe vital de la gwerz » (1971, p. 29).
La gwerz de Skolvan et la légende de Merlin : recherches menées par Donatien Laurent
En ce qui concerne l’histoire de la gwerz de Skolvan, différentes recherches ont été menées.
Nous mettons ici à disposition en format pdf l’article de Donatien Laurent, « La gwerz de Skolan et la légende de Merlin » paru en 1971 dans la revue Ethnologie française (1/3-4, pp. 19-54), avec l’aimable autorisation de la revue Ethnologie française et des Presses Universitaires de France.
Les auteurs du Cahier Dastum n°5 consacré au pays Fañch avaient également renvoyé à ce travail, tout en publiant un résumé de l’article (pp. 43-45). Nous en offrons ci-dessous une version encore résumée.
Les collectages de la gwerz de Skolvan de distinguer deux principaux groupes de variantes :
- Les versions du Léon-Tréguier, remaniées, plus marquées par le cléricalisme, et « exhalant une discrète odeur de confessionnal »
- Les versions de Haute-Cornouaille, desquelles se dégagent « une atmosphère mystérieuse », « typique d’une culture et relevant d’une mentalité à coup sûr très archaïque ».
L’intérêt à porter à cette gwerz est justifié par son caractère poétique, et l'usage de formes strophiques particulières qui indiquent une grande ancienneté de cette gwerz.
Au-delà de ces questions musicales et poétiques Donatien Laurent met en évidence « l’éventuelle parenté de la gwerz bretonne avec un texte gallois médiéval ».
Dans le Livre noir de Carmarthen « daté habituellement de la fin du XIIème siècle » et relatant des événements « estimés par les spécialistes antérieurs de deux ou trois siècles » au texte écrit, il est fait mention d’un « certain Yscolan » se repentant d’avoir :
« incendié une église
et tué les vaches du monastère
et noyé le livre donné » et, ajoutant que :
« sa pénitence est une lourde affliction ».
Les interprétations qui en ont été faites au Pays de Galles mettent en présence Merlin s’accusant de ses fautes à Saint Colomban (devenu Yscolan) ou, au contraire, Saint Colomban, regrettant devant Merlin d’avoir « attaqué les druides, détruit leurs temples, leurs écoles et leurs livres ». D’autres sans identifier les personnages, considèrent ce poème comme se rapportant « à quelque incident ayant opposé lors de la christianisation de l’île de Bretagne, druides et bardes païens aux propagateurs de la nouvelle foi. »
Donatien Laurent, lui, fait un rapprochement entre Scolan, Yscolan et Merlin.
Ce qui a été admis en tous cas, en rapprochant différents textes anciens et plus récents, est la « relation entre une culture littéraire très ancienne et certains aspects d’une culture populaire récente ». Des vers entiers sont similaires des deux côtés de la Manche, bien identifiables et la différence se ressentant surtout du fait que, « œuvres de lettrés, les textes gallois, irlandais, latins » se situent dans « un cadre social et historique précis » (évoluant du VIème au VIIème siècles), alors que la gwerz bretonne, elle, « a éliminé l’histoire » pour ne développer que le drame humain ».
Le pays Fañch

Le pays Fañch
Billet d’humeur soulignant la personnalité que les individus donnent à la description de leur identité ou du peu d'intérêt qu’ils y portent malgré ce qu’on peut croire
par Erik Marchand
La notion de pays peut être très prégnante en Bretagne comme elle peut être sous-jacente.
Certains pays sont clairement nommés, d’autres n’ont pas de nom. Mais ceux qui y appartiennent se ressentent comme ayant des proximités avec les membres de la communauté dont on pourrait dire qu’ils ont choisi la géographie.
Les habitants de Poullaouen, par exemple, ne nomment pas le pays auquel ils appartiennent mais le définissent, ou plutôt le définissaient. Car aujourd'hui, évidemment, les notions de terroirs sont moins marquées, et les divisions politiques sont utilisées par les élus pour justifier ou définir l'étendue de leur royaume. Ainsi le Poher, qui fût une division politique sans que personne ne se revendique de pohered, est aujourd'hui une identité portée par les politiques et acceptée par les non natifs ou les acculturés locaux.
Parfois ou souvent, les pays ont un nom, et les habitants se présentent avec une certaine fierté comme pourlet, fisel ou fañch.
Les critères de reconnaissance étaient aussi visibles que ressentis, par le fait qu’ils pouvaient être liés à des habitudes de fréquentation d’un même marché, par exemple. Mais cette appartenance procédait surtout de critères plus clairement définissables tels que le partage d’un même dialecte, ou des variantes d’un même dialecte, devenant compréhensible sans difficultés particulières, ou encore le partage d’une même danse ou d’une même mode vestimentaire (pour les femmes en particulier).
Pour le costume il nous faut préciser que certaines modes (giz), et certaines coiffes surtout, venaient “à la mode”. Ainsi les femmes des hauts du pays Fañch ont préféré assez rapidement la coiffe trégorroise (par exemple les femmes de l’est de Poullaouen).
La danse, dans la micro-région du Centre-Bretagne, constituait un marqueur identitaire suffisamment fort pour que les aficionados du folklore la considère, sous le regard bienveillant des locaux, comme l’une des bannières du “pays”.
Il est intéressant de noter un glissement sémantique de la fin du XXème siècle.
Le pays Fañch (divisé en diesoù et kroec’hoù, c'est-à-dire les "bas" et les "hauts" en breton) pratique une danse à quatre temps, face aux voisines à huit temps (dañs fisel, gavottes) dont le pas est souvent proche du sol et qualifiée de plinn (plate ou plean (de "plaine"), c'est-à-dire ordinaire, simple). Les habitants des diesoù, des bas, se donnaient ou se laissaient donner le nom de Fañch (qui ne possède pas de traduction particulière, sinon en référence au prénom François). Leur danse était donc nommée dañs tro ("danse en rond") comme dans les pays voisins, avec parfois la précision dañs tro fañch, ou qualifiée de dañs plon (jeux de mot entre Plonen, Plounevez Quintin et plon : "lourde", à l'image du plomb) et plus couramment de plinn. Les habitants de krouec’hou qui ne se reconnaissaient pas comme fañchoù utilisaient sans doute majoritairement ces adjectifs pour qualifier ou définir leur danse.
Dans le dernier quart du XXème siècle, des néo-ruraux, rapidement suivis par les locaux, ont nommé le pays du nom de sa danse et les diesoù (fañch) et les kroec’hoù ont été rassemblés sous le nom de pays Plin (le plat pays!).
Dans cette petite région et dans les pays d'à côté se pratiquait et se pratique une forme de polka appelée polka ordinaire (plean) en opposition à la polka piquée ou chaloupée. Au début du XXIème siècle, l’appellation s’est simplifiée en Polka Plin. Cela pouvait sembler logique car elle était emblématique de ce pays (mais aussi des pays voisins, notamment du pays Fisel). Il est passionnant de voir que nombre de danseurs du nouveau fest-noz ont adapté le pas à quatre temps de la dañs tro plin à cette danse en couple, créant ainsi des moments intéressants où des danseurs et danseuses forment une ronde ou une chaîne presque fermée, et au milieu de celle-ci évoluent des couples dansant en tournant sur eux-mêmes avec le même pas que la danse en chaîne.
Ce phénomène moderne du passage de danse en chaîne à danse en couple que l’on retrouve en Europe Orientale est très intéressant et montre ici qu’un glissement sémantique devient créateur d’une nouvelle tradition. La danse et la musique populaire ont encore un bel avenir devant elles !
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En complément, vous pouvez aussi lire les pages 3 à 5 du Cahier Dastum n°5, consacrées à la définition des limites du pays Fañch.
Transmission et création
Au sujet de la transmission, de ce que nous pouvons comprendre et transmettre d'une culture musicale, et pratiquer une mémoire dans un processus de création :
Erik Marchand. Transmission, mémoire et création © Drom, 2020
Erik Marchand : Mémoire et émotion © Drom, 2020
Je reviens aussi sur cette question lorsque j'explique mon interprétation de la Gwerz de Skolvan livrée sur le disque de Kristenn Nogués.